Journée mondiale des télécommunications 1998

May 4, 1998


Commerce en ligne: sans entrave et libre, ou ordonné et sûr?

Le commerce électronique devrait-il, ou peut-il être réglementé et taxé? Etats et groupes de réflexion du secteur privé se penchent sur la question.


L'un des côtés les plus déconcertants du commerce sur Internet est que l'on ne voit pas les personnes avec lesquelles on entre en affaires. Or, les affaires se fondent sur la confiance et la confiance en affaires se fonde sur un cadre réglementaire. En effet, si l'on n'a pas confiance dans un fournisseur, on ne lui passera pas commande, et si l'on n'a pas confiance dans un magasin on ne lui achètera rien.

"Plus on achète près de chez soi et plus on a besoin de rapports humains," considère Schoeman Rudman, directeur du traitement réseau pour l'unité de l'industrie mondiale de l'assurance d'IBM. Il assimile cette attitude à la volonté impulsive d'avoir prise sur le vendeur.

Le Cyber acheteur n'a toutefois aucune prise sur le vendeur électronique, d'où la multitude de questions qui se posent. Le commerce électronique transfrontière devrait-il être réglementé et taxé? Comment peut-on protéger les consommateurs et les entreprises des escrocs? Qu'en est-il des droits de propriété intellectuelle, es règles de la concurrence, de la protection des données et de la sphère privée, des techniques de chiffrement et des contenus illicites ou condamnables, comme la pornographie?

Etats, organisations internationales et groupes et associations du secteur privé s'efforcent tous d'apporter des réponses, d'élaborer des cadres de réflexion ou, à tout le moins, de définir d'un commun accord les questions.

John Dryden, chef de la division politique en matière d'information, d'informatique et de communication de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), explique que le problème fondamental que pose l'intervention des Etats est que les Etats sont géographiquement délimités tandis qu'Internet est un réseau transfrontière qui n'est pas limité par la distance.

Les Etats présentent un autre handicap: ils doivent traiter les uns avec les autres pour établir une réglementation internationale, mais diffèrent sur la question de savoir qui réglemente quoi. Aux Etats Unis c'est une commission indépendante, la Federal Communications Commission, qui supervise les services alors qu'en Europe cette fonction relève habituellement d'un ministère.

Le Gouvernement fédéral américain et l'Union européenne ont créé un groupe de réflexion, le Trans Atlantic Business Dialogue (TABD), composé d'éminentes personnalités du monde des affaires. Le comité du commerce électronique du TABD s'efforce de convaincre les Gouvernements d'Europe et d'Amérique du Nord d'adopter une attitude de laissez faire vis à vis d'Internet, ses membres étant convaincus que le jeu du marché et le choix des consommateurs imposeront les normes et garde fous dont a besoin Internet.

Bill Poulos, directeur de la politique du commerce électronique chez EDS, société de services informatiques, est le président de ce comité. Il con-sidère que le secteur privé devrait participer plus activement à l'élaboration de la politique d'Internet: par le passé, les voies électroniques étaient construites avec des fonds publics, mais les futures autoroutes [virtuelles] seront réalisées avec des fonds privés.

Il souligne l'obligation pour les Etats de protéger les intérêts de toutes les parties, y compris, mais pas uniquement, du secteur privé. L'important est d'entamer un dialogue, de "faire une place au secteur privé" par des propositions émanant du monde des affaires, tenant compte du marché, pourvues d'une dynamique propre,transparentes et offrant des incitations aux investisseurs privés. "Sans transparence, les investisseurs privés ne s'engageront pas," conclut-il.

Un point de vue analogue est exprimé par John Curran, chef de la technologie de réseautage chez GTE, qui est membre de plusieurs comités consultatifs sur l'élaboration de la politique d'Internet. Pour lui, l'important aujourd'hui n'est pas l'objectif en soi, mais la nécessité d'évaluer le coût des solutions concurrentes.

Comme pour d'autres domaines relatifs au commerce sur Internet, le problème pour les administrations fiscales est que les cadres juridiques sont limités par des frontières, ce qui n'est pas le cas d'Internet.

"Certains préféreraient avoir une taxe sur le commerce électronique de 8% partout, plutôt que de 8% ici et de 6% là, sans aucune transparence ni cohérence," signale M. Curran.

L'application de taxes relève, suivant la catégorie des produits, d'autorités diverses. Dans les magasins, les taxes se fondent sur les points de vente; avec la vente par correspondance, la taxe se fonde sur le lieu de résidence de l'acheteur. Mais quelle est la catégorie de taxes qui correspondrait aux biens et produits achetés par l'intermédiaire d'Internet?

Brian Catt de la société Infonet Services, qui propose des services de communication aux entreprises multinationales, indique que le procédé de taxation peut souvent être "analogue à celui qui est appliqué au publipostage ou aux ventes par correspondance: c'est aux acheteurs et aux vendeurs de déclarer à leurs autorités compétentes les transactions de leurs comptes et autres revenus, et ce en application de la loi. Ce n'est pas au service chargé de la transaction de fournir le mécanisme pour ce faire".

Taxer les ventes de produits numériques, comme les logiciels et la musique, est une opération compliquée, car les "biens binaires" peuvent avoir plusieurs provenances et plusieurs autres destinations.

Une proposition actuellement à l'examen aux Etats Unis consisterait à appliquer au commerce électronique une taxe qui serait administrée au niveau fédéral, puis reversée aux parties concernées (Etats ou administrations locales) sur une base qui reste à déterminer.

Une autre proposition con-sisterait à appliquer une taxe sur les "voies" Internet traversant un Etat, similaire au péage perçu sur les autoroutes.

La Chambre de commerce internationale appuie la démarche du Président des Etats Unis, Bill Clinton, qui a demandé un moratoire jusqu'au 31 décembre 2000 en ce qui concerne l'application d'une taxe au commerce électronique.

Le Secrétaire général de ICC, Maria Livanos Cattaui, met en garde contre le risque de voir "les Etats adopter une réglementation hétérogène qui pourrait avoir pour conséquence d'entraver le développement du marché dans le cyberespace".

Réglementer le contenu est une opération encore plus difficile car, du fait de la technologie et du marché lui-même, la distinction entre fournisseurs de canaux de communication, de services Internet et de contenu est floue. Et puis dans quelle catégorie peut-on classer la téléphonie Internet? Devrait-elle être réglementée par les autorités du téléphone ou par un tout autre organe É ou bien par personne? WebCasting devrait-elle être considérée comme une station de télévision?

"Le verdict n'est pas encore tombé," déclare M. Dryden de l'OCDE. "On doit se demander si l'on peut, et si l'on devrait interdire telle ou telle pratique."

Le fossé qui existe entre la réalité du marché et la législation a été crûment mis en lumière le mois dernier lorsque la décision prise par les Etats Unis d'interdire l'exportation de logiciels de chiffrement a été tournée par le fondateur américain de PGP (Pretty Good Privacy), qui a trouvé une voie manifestement légale de contourner cette interdiction en vendant un produit parallèle par l'intermédiaire d'une société suisse.

Par suite d'une réglementation élaborée à la hâte, un pays risque de se retrouver isolé sur Internet et de voir les autres y circuler en l'évitant, fait observer M. Poulos de EDS.

Claudia Flisi