Architecture et source: le débat sur
les logiciels à code source ouvert
La conquête d'un marché économique peut être assimilée à la façon dont un
animal exploite une niche dans son environnement. Les espèces fortes
parviennent, soit à éliminer leurs rivaux, soit à cohabiter avec eux en
symbiose. Mais, quand l'environnement évolue, tout est à reconquérir. C'est
apparemment ce qui se produit aujourd'hui dans l'univers de l'informatique.
Ce secteur évolue sous l'influence de deux grands facteurs: la montée en
puissance de l'Internet et l'augmentation de la demande dans les pays en
développement. Dans ce contexte, les systèmes d'exploitation et les applications
"à code source ouvert" empiètent toujours davantage sur le marché de
l'ordinateur individuel, à l'heure actuelle, dominé à 90% par Microsoft.
Qu'est-ce qu'un logiciel "à
code source ouvert"?
L'organisation à but non lucratif Open
Source Initiative (http://opensource.org), dont le siège est à
San Francisco, tient à jour un registre des produits et licences
reconnus et garantit une définition du code source ouvert (Open
Source Definition). Autrement dit, ces logiciels (et toutes
leurs versions modifiées créées par les utilisateurs) doivent être
partagés librement et ce code source doit être facilement accessible
pour permettre aux utilisateurs d'y apporter des modifications ou de
corriger des défauts. Par ailleurs, aucune licence supplémentaire ne
doit être exigée pour la mise en commun des copies ou pour les parties
d'applications qui sont extraites et utilisées séparément.
L'un des produits à code source ouvert les plus connus est le système
d'exploitation Linux, dont la première version est sortie en 1991. Ce
système comprend un noyau, mis au point par Linus Torvalds alors qu'il
était étudiant à l'Université d'Helsinki, "emballé" dans des programmes
GNU créés dans les années 80 par Richard Stallman, aujourd'hui Président
de la Free Software Foundation. Linux n'est pas une entreprise, mais un
système d'exploitation qui existe en de nombreuses versions différentes
et avec de nombreuses applications, du fait qu'il est distribué et peut
être modifié sur l'Internet.
Il est possible d'obtenir des technologies et applications de logiciel
libre, gratuit et à code source ouvert (FOSS), dont le coût
d'installation est égal à zéro. Néanmoins, les logiciels à code source
ouvert ne sont pas nécessairement fournis gratuitement. Des compagnies
commerciales, telles que Red Hat aux Etats-Unis, offrent des services de
conception et d'appui ainsi que des progiciels pour leur utilisation.
|
Des systèmes meilleur marché et plus robustes
Du fait de la prolifération du large bande, de plus en plus de gens restent
connectés en permanence, ce qui augmente le risque d'attaques par des
cyberdélinquants ou par des virus informatiques. Lorsqu'il est question de
diffusion des virus - que ce soit entre humains ou entre ordinateurs - la taille
de la population a son importance. Dans un monde où les êtres humains se
comptent en milliards et où tous les ordinateurs, ou presque, utilisent des
systèmes d'exploitation Microsoft, les virus, qu'ils soient humains ou
informatiques, peuvent aisément faire des ravages. Pour combler les failles de
la sécurité, il faut avoir du temps et des ressources. Parallèlement, on
s'intéresse aux possibilités de diffusion d'autres "espèces" de logiciels
susceptibles d'être moins vulnérables aux attaques. Alors que nombre de
développeurs de logiciels échangent librement leurs solutions, les programmes à
code source ouvert permettent de supprimer rapidement les zones de
vulnérabilité. Etant donné que leur base installée est relativement limitée et
que leurs caractéristiques sont variées, ces programmes sont moins susceptibles
d'attirer les virus et autres fléaux analogues. L'Internet lui-même est alors le
vecteur d'amélioration du programme à mesure que les développeurs téléchargent
de nouvelles versions et se les communiquent.
Les programmes à code source ouvert ont la réputation d'être plus robustes,
mais peuvent également être meilleur marché que ceux du circuit commercial. Dans
les pays en développement surtout, l'élaboration des projets visant à améliorer
les technologies de l'information et de la communication (TIC) doit prêter une
attention particulière au coût et à la durabilité. L'achat (et le
renouvellement) des licences de logiciel coûtent cher, et dans les zones
éloignées, il est souvent extrêmement difficile d'obtenir un appui technique en
cas de problème. Les logiciels à code source ouvert peuvent être gratuits et ont
également l'avantage d'être très flexibles: on peut se construire un ensemble de
fonctions précisément adapté à ses besoins, et ne pas tenir compte d'autres
fonctions qui risqueraient d'encombrer inutilement l'ordinateur. Parmi les
fonctions intéressantes, les plus importantes sont peut-être les applications en
langues locales, qui jouent un rôle fondamental dans la promotion des TIC.
En outre, les logiciels à code source ouvert ouvrent des perspectives
intéressantes aux pays en développement qui veulent encourager les industries
TIC à l'échelle locale et promouvoir l'ensemble de leur économie. Ainsi que
l'explique Simon Phipps, de Sun Microsystems, qui a son siège aux Etats-Unis,
"Lorsque vous versez un dollar à une multinationale sous forme de droit de
licence pour un logiciel, ce dollar quitte le pays". En revanche, ajoute-t-il,
avec l'utilisation de logiciels à code source ouvert, "l'argent alimente
l'économie locale, ce qui permet de développer les compétences, et encourage
donc l'économie locale à devenir progressivement autonome".
Une tendance qui s'accentue
Selon Sun Microsystems, qui produit le système d'exploitation à code source
ouvert Solaris, fin octobre 2005, plus de 3 millions de licences avaient
été distribuées pour le système Solaris 10, qui n'existe en ligne que
depuis neuf mois, et le nombre de téléchargements gratuits atteignait environ
80 000 par semaine. En septembre 2005, Sun et Google ont annoncé vouloir unir
leurs forces pour offrir des téléchargements gratuits sur l'Internet de
programmes tels que Java et OpenOffice.
Cette tendance se retrouve également chez les fabricants de matériels
informatiques. En 2002, Dell a commencé à produire sa série "n" d'ordinateurs de
bureau Dimension (destinés aux petites entreprises utilisant Linux),
fournis sans système d'exploitation. Chez IBM, Linux est maintenant le principal
système d'exploitation sur les serveurs centraux de pointe. Dès 1999, Apple
avait mis sur le marché les couches principales de son serveur Mac OS X
en tant que système d'exploitation à code source ouvert appelé Darwin.
Il semble que les entreprises, tous secteurs confondus, adoptent de plus en
plus fréquemment les logiciels à code source ouvert afin de faire baisser leurs
coûts et d'améliorer la sécurité et la fiabilité. De la Bavière au Brésil, les
administrations publiques en font de même. Ainsi, au Royaume-Uni, un organisme
public a informé les écoles en 2005 que les logiciels à code source ouvert
offraient une "solution de rechange économiquement avantageuse par rapport aux
logiciels propriétaires". En Inde, nouveau géant de l'industrie des logiciels,
le Ministère des communications et des technologies de l'information encourage
le développement de logiciels à code source ouvert dans les langues locales.
C'est ainsi qu'a été commercialisée en avril 2005 une série complète de
logiciels - dont une version adaptée de OpenOffice - en tamoul, suivie au mois
de juin de la même année du lancement de logiciels à code source ouvert en
hindi. Des copies de ces logiciels ont été distribuées gratuitement.
Qui plus est, de l'avis de certains experts, dans les pays en développement,
les logiciels ne devraient être non seulement libres, mais aussi gratuits.
S'exprimant dans le cadre du Forum LinuxAsia 2005 tenu à New Delhi
en février 2005, M. Deepak Phatak, professeur de technologies de l'information à
l'Indian Institute of Technology de Mumbai, a souligné que "la composante
principale de l'accessibilité économique (de l'ordinateur individuel) ne
résultera pas d'une baisse du prix du matériel, mais de l'utilisation de
logiciels à code source ouvert". Il a également insisté sur le fait qu'il est
essentiel dans les pays en développement que ces logiciels soient proposés à un
prix très faible, voire nul. On parle alors de "logiciel libre et gratuit à code
source ouvert" (FOSS).
Des logiciels libres et gratuits - pour atteindre les objectifs du Millénaire
Plusieurs organismes activement impliqués dans la réalisation des objectifs
du Millénaire pour le développement et énoncés par les Nations Unies sont déjà
convaincus de l'utilité des logiciels FOSS, dont ils considèrent qu'ils peuvent
faciliter l'accès aux TIC parmi les catégories de population désavantagées,
améliorer le niveau de qualification et contribuer à la fourniture d'éléments
essentiels de contenu en langues locales.
En 2001, l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la
culture (UNESCO) a mis en service son portail FOSS, qui donne accès à des
informations interactives sur ce thème, ainsi qu'à certaines applications
gratuites. Le réseau International Open Source Network (IOSN) est une initiative
du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), dans le cadre de
son Programme Asia-Pacific Development Information (APDIP), avec l'appui du
Centre de recherches pour le développement international (CRDI) du Canada.
L'IOSN explique que son objectif "est que les pays en développement soient en
mesure de parvenir rapidement à un développement économique et social durable en
utilisant des solutions FOSS abordables et efficaces pour réduire la fracture
numérique".
Pour oeuvrer à la réalisation de cet objectif, l'IOSN produit du matériel
didactique qui donne des informations détaillées pour familiariser les
utilisateurs à l'usage des logiciels et y sensibiliser les décideurs et les
éducateurs. L'IOSN élabore également des outils qui faciliteront l'adaptation du
logiciel FOSS. L'organisation est partenaire du projet "Software Freedom Day",
initiative mondiale prise au niveau des simples citoyens et visant à faire
connaître au public les avantages du logiciel FOSS. Plus de 200 équipes dans le
monde se sont inscrites pour fêter cet événement en 2005 dans le cadre
d'établissements scolaires, d'universités, de parcs et de divers lieux publics.
Le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI)
a, lui aussi, reconnu le rôle important que les logiciels peuvent jouer
pour contribuer à réduire la fracture numérique. La Déclaration de
principes publiée à l'issue de la phase de Genève du SMSI en 2003
déclare ce qui suit: "L'accès à l'information et au savoir peut être
encouragé en sensibilisant davantage toutes les parties prenantes aux
possibilités qu'offrent les différentes applications logicielles,
notamment les logiciels propriétaires, les logiciels à code source
ouvert et les logiciels gratuits, afin d'accroître la concurrence,
l'accès des utilisateurs et l'éventail des choix et de permettre à tous
les utilisateurs de développer les solutions qui répondent le mieux à
leurs attentes. L'accès abordable aux logiciels devrait être considéré
comme un élément important d'une société de l'information véritablement
inclusive."
(Déclaration de principes du SMSI, paragraphe 27) |
"Un ordinateur portable par enfant"
Il s'agit d'un projet qui s'inscrit dans l'initiative de l'UIT pour
Connecter le monde. L'objectif est de donner aux enfants du monde
entier accès à l'informatique, en mettant à leur disposition dans les
pays en développement des équipements très résistants, par
l'intermédiaire du projet "Un portable à 100 dollars".
Ce matériel a été conçu par une équipe du Laboratoire médias du
Massachusetts Institute of Technology, dirigé par Nicholas Negroponte.
Il utilisera un système d'exploitation à code source ouvert Linux, ce
qui lui permettra de s'adapter aux spécificités locales et d'être
partagé sans faire l'objet de restrictions, le tout pour un prix
réduite. Ce modèle spécial d'ordinateur portable sera présenté dans le
cadre du Sommet mondial sur la société de l'information qui se tiendra à
Tunis en novembre 2005. La production en série devrait débuter avant
2007. |
A la recherche de nouveaux modèles commerciaux
Microsoft a fêté son trentième anniversaire en 2005. Tout comme la compagnie
Coca-Cola garde secrète la recette de sa fameuse boisson, chez Microsoft le
maître mot était de conserver la maîtrise de la conception de ses produits tout
en vendant des licences pour leur utilisation. En conséquence, la compagnie
détient aujourd'hui plus de 90% du marché mondial des logiciels utilisés sur des
ordinateurs individuels.
Les logiciels à code source ouvert sont conçus dans une optique tout à fait
différente. Les entreprises gagnent de l'argent en offrant des services d'appui.
Le logiciel proprement dit peut être conçu par tout un chacun et peut être
gratuitement téléchargé sur l'Internet. La diffusion du produit à code source
ouvert ne copie pas la "stratégie Coca-Cola", mais est analogue à celle de la
technologie de l'imprimerie. Il n'y a pas de droit d'auteur sur cette technique,
que tout un chacun peut adopter (et adapter) en fonction de ses besoins, soit
contre paiement, soit gratuitement.
Alors, comment une entreprise peut-elle gagner de l'argent si elle applique
ce modèle? Un exemple de réussite est celui de Red Hat, qui fournit des services
de conception de logiciels à code source ouvert adaptés aux besoins spécifiques
de ses clients. Dans un discours prononcé dans le cadre de LinuxAsia 2005, le
P.-D. G. de Red Hat, Matthew Szulik, a expliqué qu'à son avis, "la technologie
est devenue trop complexe" et la plupart des compagnies vendent des logiciels
sous licence et n'offrent qu'un choix limité à leurs clients". Comme le dit
Matthew Szulik, "Red Hat ne vend pas de logiciels, mais vend des abonnements; en
effet, nous pensons que la meilleure façon de fidéliser notre clientèle est
d'accélérer l'innovation et les améliorations dans le domaine des logiciels à
code source ouvert".
Le revers de la médaille
Voilà pour ce qui concerne les avantages des logiciels à code source ouvert.
Quels en sont maintenant les inconvénients? Même si les entreprises et les
établissements publics sont prêts à les adopter, ce type de logiciels est encore
très peu répandu chez les particuliers. Ils ne font pas l'objet de grandes
campagnes publicitaires à la télévision et on ne les trouve pas sur les rayons
des magasins d'informatique, dans des boîtes aux couleurs vives. Les nouveaux
ordinateurs individuels sans système d'exploitation propriétaire déjà installé
et payé n'existent qu'en nombre limité. La domination du système d'exploitation
Windows de Microsoft signifie également que les concepteurs de logiciels les
plus doués consacrent leurs efforts à la création d'applications adaptées à
celui-ci.
Bien sûr, le géant Microsoft ne se contente pas de regarder passivement ses
concurrents gagner du terrain. La compagnie consacre déjà de très importantes
ressources financières, techniques et intellectuelles à mettre en oeuvre, pour
faire face à ce problème, une stratégie multiforme dont l'une des facettes
concerne les matériels. Microsoft met au point son Media Center, dont il espère
qu'il trônera dans nos salles de séjour et qui intègrera lecteur DVD, système de
téléchargement de musique, contrôle des systèmes domotiques, tels que
l'éclairage et, bien sûr, ordinateur personnel. Le développement de la console
de jeu Xbox cible agressivement le marché des jeunes, tandis que des téléphones
mobiles sont élaborés en collaboration entre Microsoft et le fabricant Nokia.
Une autre façon de l'emporter sur la concurrence est de proposer des
logiciels plus attrayants, et à cet égard Microsoft va probablement utiliser la
fameuse méthode "adoption-amélioration". La compagnie pourrait décider de
prendre un ensemble de programmes à code source ouvert et de laisser ses propres
concepteurs les perfectionner et les améliorer. Avec le talent considérable qui
est le leur, ils pourraient mettre au point un produit (une sorte de logiciel à
code source ouvert "équilibré"?) qui associe le meilleur des logiciels à code
source ouvert et des logiciels propriétaires - et les concepteurs bénévoles de
Linux pourraient avoir du mal à suivre. D'ores et déjà, Microsoft a publié XP
Starter Edition, version allégée de son système d'exploitation XP qui, selon la
compagnie, est conçu pour "les utilisateurs débutants d'ordinateurs individuels
dans les pays en développement".
Copyright et copyleft
Richard Stallman, créateur du système d'exploitation GNU, a décrit
l'essence de sa création comme fondée sur le "copyleft", indiquant ainsi
que c'est l'utilisateur qui garde la maîtrise du logiciel.
Cette idée est à l'origine de la parution en 1989 de la première
version de la Licence publique générale GNU, aujourd'hui utilisée par un
grand nombre de programmes à code source ouvert. Cette licence donne à
tous les utilisateurs d'un programme le droit de l'exploiter, de le
copier, de le modifier et de le distribuer, tout en leur interdisant
d'imposer d'autres restrictions sur les copies distribuées.
Selon les tenants du Projet GNU, "les développeurs de logiciels
propriétaires utilisent le droit d'auteur ("copyright") pour restreindre
la liberté des utilisateurs alors que nous, nous utilisons le droit
d'auteur pour garantir cette liberté. C'est pourquoi nous avons inventé
ce jeu de mots et avons transformé "copyright" (droit d'auteur) en "copyleft". |
"Prêt à porter" contre "sur mesure"
Tous ceux qui ont été déçus par un vêtement "taille unique" comprendront bien
l'intérêt de vêtements adaptés aux mesures exactes de celui qui les porte. Or,
avoir recours aux services d'un tailleur coûte relativement cher. En fin de
compte, cela va plus vite d'aller en magasin acheter un article prêt à porter
qui correspond à peu près à vos mesures. Lorsqu'il s'agit de logiciels
informatiques, la plupart des consommateurs n'ont guère d'autre choix que
d'acheter des logiciels du commerce, qu'il est très difficile ensuite d'adapter
à ses besoins personnels. Or, avec l'expansion des logiciels à code source
ouvert, les applications sur mesure deviennent de plus en plus accessibles et
abordables. Quelle que soit la taille qu'il vous faut ou l'environnement dans
lequel vous vivez, il devrait être possible d'utiliser ce type de logiciel pour
créer une application précisément adaptée à vos besoins, à un prix modique. La
mode du vêtement uniforme est passée, mais reste à savoir qui finira par dominer
le marché du "sur mesure".
|